Nothing a ravivé une guerre ancestrale de l'enregistrement des appels sur Android
Nothing s'est offert un petit coup de pub' dont il se serait bien passé. Dans la foulée du lancement du Nothing Phone (2a), le fabricant a fièrement annoncé une nouvelle fonctionnalité. Son enregistreur vocal permet d'enregistrer des appels téléphoniques "discrètement." Une pratique illégale dans l'UE, terre du RGPD. Mais, sans le vouloir, Nothing a surtout ravivé une lutte ancestrale entre Google et les applications d'enregistrement d'appels. Plongez avec moi dans ce "rabbit hole" qui va beaucoup plus loin que vous ne le pensez.
Confidentialité, RGPD, dérives monopolistiques, pratiques anticoncurrentielles... Cette actu pas si récente et a priori anodine cache en réalité un feuilleton hyper passionnant. Et Nothing n'est même pas le personnage principal de cette épopée épique et technique. J'ai pu en parler avec un développeur d'application qui m'a fait des révélations fascinantes plus bas dans cet article. Mais pour celles et ceux du fond qui n'auraient pas suivi, je vous explique.
Il y a deux semaines, Carl Pei, le boss de Nothing, annonçait via X qu'à la demande générale, l'application d'enregistreur vocal des smartphones Nothing allait être dotée d'un nouveau widget. Ce widget permet d'enregistrer des appels téléphoniques "discrètement." Deux jours après, la mise à jour 2.5.3 de Nothing OS est annoncée, avec ce fameux widget.
Le problème avec cette fonction de Nothing
"Comment ça 'discrètement'?", vous demandez-vous peut-être. Je l'ai essayé de mon côté en appelant ma sœur depuis mon Nothing Phone (2a) (test). Et durant l'appel, j'ai pu appuyer sur le widget pour l'enregistrer. Et si je n'avais pas informé ma sœur du test que j'étais en train de faire, elle ne se serait jamais rendu compte que notre conversation était enregistrée.
Le problème? il y en a plusieurs. Déjà, il est généralement interdit pour un particulier en France d'enregistrer un appel. Et même dans les cas où l'enregistrement pourrait être permis, vous ne pouvez pas le faire à l'insu de votre interlocuteur.
Google, par exemple, propose une fonction d'enregistrement dans son application Téléphone officielle. Cette fonction n'est pas disponible en France, RGPD oblige. Mais même là où elle est autorisée, une alerte sonore informe chaque participant d'un appel que ce dernier est enregistré. Cette fonction d'alerte est intégrée au code d'AOSP. Ce n'est pas le cas avec la solution de Nothing, d'où le côté "discret" évoqué par Carl Pei et qui pose problème.
L'autre soucis, plus gros celui-là, est que Google a passé près de dix années à restreindre ce genre de fonctionnalités sur les smartphones Android. Et c'est sur cette guerre sempiternelle que j'aimerais revenir.
En se brûlant les ailes, Nothing a jeté de l'huile sur le feu
Je vais vite arrêter de parler de Nothing parce que le fabricant se prend des balles perdues depuis le début pour rien. Je l'ai évidemment contacté pour savoir si cette fonction allait être retirée en Europe. Je n'ai pas eu de réponse concrète, simplement un communiqué global très générique:
"Le widget Nothing Recorder est un outil d'enregistrement du son du système. Toutes les caractéristiques et fonctionnalités de ce widget ne sont disponibles que sur le propre smartphone de l'utilisateur et Nothing n'a aucun accès aux fichiers d'enregistrement de l'utilisateur, y compris le traitement ou l'utilisation de ces fichiers d'enregistrement par Nothing. Les utilisateurs sont responsables de la détermination de l'utilisation de l'outil, y compris de sa fonctionnalité, de l'enregistrement de la voix et des fichiers. Nothing a toujours accordé de l'importance au respect des lois et les utilisateurs doivent également faire preuve de responsabilité personnelle."
En gros, pour l'instant, Nothing considère que sa fonction n'est pas mauvaise en soi. Le fabricant prétend aussi que l'enregistrement d'appels n'est pas le principal usage envisagé pour cette fonction qui ne fait qu'enregistrer "le son du système". Et finalement, ce sont les utilisateurs et leurs éventuels abus d'une telle fonction qui sont à blâmer.
Autant vous dire que cette réponse ne me convainc pas. Mais je suis certain que Nothing ne va pas se contenter de ce statu quo très bancal. Parce qu'en fait, Nothing vient tout bonnement de contourner des années de restrictions de la part de Google au niveau d'Android. Prenez l'application d'enregistreur vocal de votre smartphone. Ou l'application d'enregistreur d'écran. Elles peuvent enregistrer les sons du système.
Mais, dans 99% des cas, vous ne devriez pas pouvoir enregistrer la voix de la personne que vous appelez au téléphone avec. Et ce n'est pas un hasard. C'est Google qui bloque tout ça sur Android. Et c'est ça le cœur du sujet.
Un jeu du chat et de la souris qui remonte à Android 6
Je l'ai déjà dit, Nothing n'est pas le protagoniste de cette histoire. Quand je préparais cet article, j'ai contacté la Cnil et Google lui-même pour leur demander ce qu'ils pensaient de la légalité de l'initiative de Nothing. Pas de réponse, évidemment.
Durant mes recherches, j'ai aussi tenté d'installer des applications d'enregistreur d'appels depuis le Google Play Store. Et je suis tombé sur une application, recommandée dans de nombreux articles en ligne, ACR Phone. En l'installant sur mon smartphone, je tombe sur une page d'explication sur les restrictions imposées sur ce genre d'apps. Et je décide d'entrer en contact avec le développeur, NLLApps.
Et ce développeur, qui prêche pour sa paroisse certes, était une véritable mine d'informations. Il m'a, par exemple, expliqué qu'Android avait et a toujours une API d'enregistrement des appels, mais que l'accès à cette API par des applications tierces était limité sur Android 6. Les fabricants et les applications Google peuvent toujours y accéder.
"Quelqu'un a trouvé une solution fonctionnant du côté natif et cela a duré jusqu'à Android 9. Sous Android 9, Google l'a également bloqué. Comme beaucoup d'autres applications, NLLApps a commencé à utiliser l'audio du microphone. Sous Android 10, Google l'a également bloqué. Quelqu'un a ensuite découvert qu'il était encore possible d'utiliser le son du microphone en passant par le service d'accessibilité d'Android", explique le développeur.
Puis de poursuivre: "À partir d'Android 11, Google a mis en place une nouvelle politique pour le Google Play Store. Celle-ci interdit aux applications utilisant le service d'accessibilité de l'utiliser pour l'enregistrement des appels. À partir d'Android 13, Google a introduit des limitations à l'API Accessibility Service, empêchant les applications d'utiliser l'Accessibility Service installé par sideloading."
Bref, le développeur a dû trouver ses propres solutions pour faire face à tous ces blocages. Mais durant notre interview, NLLApps a dénoncé ces pratiques de Google comme étant "anticoncurrentielles et monopolistiques."
Encore une pratique anticoncurrentielle de Google?
"L'application Téléphone de Google peut être téléchargée à partir du Google Play Store et a accès à l'API d'enregistrement des appels et l'autorise dans des pays comme l'Inde", explique NLLApps.
"Alors que nous, en tant qu'application tierce, n'y avons pas accès. Si c'était le cas, en plus de l'enregistrement des appels, nous pourrions mettre en place un répondeur sur l'appareil ou même un vers sur l'appareil."
Si on prend cette logique, le fait que Google restreigne des applications tierces alors qu'il propose la même fonctionnalité dans sa propre application peut effectivement sembler anticoncurrentiel.
En Europe, la question se pose moins. Je vis en Allemagne, et dans l'application Téléphone de Google, je n'ai pas accès à la fonction d'enregistrement des appels.
Et concernant la légalité, NLLApps invoque un argument similaire à celui de Nothing. "Nous ne comprenons pas pourquoi Google dit que c'est contraire à la loi pour une fonction qui peut être activée et utilisée par l'utilisateur. C'est comme refuser de vendre des voitures parce qu'on peut heurter quelqu'un par accident. Il est de la responsabilité de l'utilisateur de respecter les lois locales."
Je ne partage pas totalement cet argument. En tout cas pas en ce qui concerne la fonctionnalité telle que Nothing l'a implémentée. Le but même de cette fonction est d'enregistrer "discrètement." L'intention première est donc d'enregistrer à l'insu de son interlocuteur. C'est par nature illégal où je vis. Donc on n'est pas dans le cas où un utilisateur abuse d'une fonction pour laquelle elle n'était pas pensée à l'origine.
Le service d'accessibilité d'Android, une porte ouverte à tous les risques de sécurité?
J'ai bien conscience que j'essaie de rendre passionnant une petite guéguerre intestine dans une niche du monde de la tech qui n'intéresse pas forcément le grand public.
Mais si on sort de cette bulle, qui reste fascinante selon moi, le thème plus global atour des risques liés aux services d'accessibilité d'Android est aussi très intéressant.
Le fait d'accorder l'autorisation à une application tierce d'accéder aux services d'accessibilité lui donne un énorme pouvoir sur votre smartphone. Lire le contenu affiché sur votre écran, simuler des appuis et des gestes tactiles dans votre interface et bien plus encore.
Google a certes affiné son système d'autorisations. Et les applications qui requièrent l'accès à cette API doivent clairement déclarer pourquoi sur le Play Store.
"Certaines applications bancaires refusent de fonctionner si le service d'accessibilité est activé par une application, en raison des puissantes fonctionnalités de cette API", ajoute NLLApps, par exemple.
N'oublions pas, cependant, que les services d'accessibilité ont une réelle utilité pour les utilisateurs et utilisatrices en situation de handicap. Ne diabolisons pas un ensemble de fonctionnalités qui rendent Android, et la tech en général, plus inclusifs.
Conclusion
Je peux comprendre les arguments selon lesquels les blocages constants de Google peuvent être des pratiques déloyales. Surtout que Google propose exactement la même fonctionnalité d'enregistrement des appels dans sa propre application.
Je peux aussi concevoir qu'une application ou une fonction peuvent ne pas être illégales ni amorales en soi. Et que c'est l'usage qu'on en fait qui peut être problématique et qui doit être encadré.
Mais je trouve que le cas de Nothing ne s'applique pas à ce second argument, comme je l'ai expliqué ci-dessus. Mais même en prenant tout ça en considération, il y a plusieurs cas de figure dans lesquels je pense que l'enregistrement d'un appel "discret" pourrait être justifié.
Et surtout, il existe énormément de moyens de contourner ces restrictions logicielles. Qu'est-ce qui m'empêche d'enregistrer un appel en haut-parleur avec un dictaphone ou l'enregistreur vocal d'un autre smartphone, par exemple? Ou d'installer une application, comme celle de NLLApps en dehors du Play Store?
Enfin, je pense que si une alerte informe systématiquement tous les participants à un appel que ce dernier est enregistré, ce genre de fonctionnalités a le droit d'exister. Qu'en pensez-vous?
Et pourquoi donc serait-ce interdit pour un particulier... alors que plein de sociétés vous appellent en vous précisant "Dans le cadre de l'amélioration des services (mon œil les services !) votre conversation est susceptible d'être enregistrée".
Bien sûr elles ajoutent "vous pouvez refuser" mais bon dans mon cas une fois chez Enedis alors que je me suis permis de faire la réflexion que le service demandé était un peu long à atteindre il m'a été répondu "oh ben déjà que vous refusez l'enregistrement...".
Et puis ça peut être une arme anti escroquerie...
A la rigueur que la diffusion, la divulgation sans motif sérieux soit interdites, ça peut se comprendre mais sinon marre de toutes ces interdictions.